Journal La Presse, Montréal

Alain Brunet, 4 décembre 1999

Entre deux chaises, Monique Jutras a le sentiment d’être entre deux chaises.  « Pour les authentiques de la musique traditionnelle, déplore-t-elle, je ne suis pas authentique parce que mes arrangements sont savants, parce que je m’accompagne à la guitare classique.  Pour ceux qui préconisent une fusion de notre folklore avec d’autres formes de world music, je suis trop pure ».

Monique Jutras est chanteuse (mezzo soprano à la voix claire et aux inflexions singulières), guitariste classique, titulaire d’une maîtrise en ethnologie à l’Université Laval.  Elle se consacre à l’étude et à l’interprétation de la chanson folklorique française et québécoise depuis 1976.  Aujourd’hui, cette Montréalaise d’origine établie à Québec depuis une vingtaine d’années rentre au bercail :  à l’auditorium Le Prévost, elle sera accompagnée par l’Ensemble Claude-Gervaise dans le cadre d’un spectacle consacré aux complaintes.

« Les complaintes de notre folklore sont à peu près toutes médiévales, encore peu connues du public.  Les gens sont étonnés que ce répertoire fasse partie de notre patrimoine.  Il faut dire également que la plupart de nos chansons à répondre sont médiévales », fait remarquer cette petite femme déterminée qui s’est remise à la vie d’artiste après avoir élevé sa famille et complété un second cycle universitaire.

Monique Jutras croit à la notion de patrimoine vivant :  pour elle, transmettre la tradition peut impliquer des changements formels.  Une certaine liberté, en fait.   « J’aurais pu faire un album a capella puisque c’est ainsi que ces chansons ont été recueillies et transmises. Il y a aussi le fait que je m’accompagne à la guitare et cela diffère de la tradition orale.  Ainsi, je crée autre chose. »

Durant cette décennie qui s’achève, les mélomanes québécois ont eu vent des complaintes médiévales grâce au folklore progressiste de Michel Faubert.  Monique Jutras tient à souligner que cette quête de complaintes a souvent été celle de folkloristes rigoureux.  « Raoul Roy, par exemple, avait tout un répertoire de ces grandes complaintes, comme la chanson de Jean Renaud.  Jacques Labrecque en a endisquées quelques-unes, d’autres l’ont fait également.  Faubert, lui, a créé une musique différente tandis que moi, je suis plus proche de la musique classique.  Avec l’Ensemble Claude-Gervaise, j‘ai voulu faire rêver un petit peu les gens, les plonger dans le passé avec ces instruments du Moyen Âge. Pour ce, j’ai eu recours à mon fidèle collaborateur, Jean-Claude Bélanger, qui a écrit des arrangements pour l’Ensemble.  Le son obtenu n’est pas typique de cette formation ; la musique y est très aérée, car je voulais vraiment donner accès aux textes ainsi qu’aux mélodies. »

Décidemment, Monique Jutras semble avoir fait le tour de la question.  En plus d’avoir endisqué treize complaintes médiévales avec l’Ensemble Claude-Gervaise et avoir entrepris de les présenter en spectacle, elle a publié un ouvrage réalisé de concert avec Conrad Laforte, grand spécialiste de la chanson traditionnelle française : Vision d’une société par les chansons de tradition orale à caractère épique et tragique (Éd. Les Presses de l’Université Laval).  Laforte fut un disciple de Luc Lacourcière, fondateur des Archives de folklore à l’Université Laval au cours des années 40.  Gilles Vigneault, Édith Butler ou Angèle Arsenault y ont étudié.  Monique Jutras, elle, a plongé dans la chose patrimoniale au tournant des années 70.   « C’était alors très branché se souvient-elle, c’était également très lié à la montée du nationalisme.  Durant les années 80, ce fut tout le contraire ; on n’avait pratiquement plus le droit de dire qu’on chantait du folklore.  Les années 90 ont été plus favorables mais la fusion du folklore a dominé les formes « pures » ou des approches comme  la mienne… entre deux chaises. »